Démarche artistique :

Mathilde Guillemot, 2020

Voilà une dizaine d’années que j’ai commencé à développer ce travail de dessin, qui emprunte à la cartographie son autorité, son vocabulaire et la puissance de son imaginaire.

Mon équipement se veut rudimentaire : une table lumineuse, de nombreuses cartes collectées au fil du temps (de géographie, maritimes ou du ciel), de l’encre de Chine, des stylos noirs, et un rouleau de papier blanc.

Aucune phase préparatoire ne précède le travail de dessin ; mes « Cartes » ne sont ni pensées ni tracées à l’avance.

Quand je commence un nouveau dessin, je viens glisser sous ma feuille de papier une carte pour en sélectionner une ligne, une route, un point. C’est ce qui marque le début du travail et de l’expédition. Après avoir tracé au stylo noir ce premier élément sur le papier, j’en choisis un deuxième sur une autre carte, puis un troisième…

A la manière d’un explorateur privé de repères, je décide de mon itinéraire sur le fil, consciente que chaque décision a une incidence, car je ne peux pas gommer, pas effacer, pas revenir en arrière.

Plus le travail avance, et plus la peur de faire fausse route augmente : celle de conduire mon dessin à une impasse ; de précipiter la fin de l’expédition.

A force de relier des points, de circonscrire des territoires, je crée des connexions, j’invente une logique, un rythme, et surtout je viens créer des perturbations, du tumulte.

C’est ainsi que peu à peu un paysage se dévoile, se révèle, qui vient mettre un terme à mon expédition.

Inattendu.

Différent à chaque fois.

Étrange.

Offert dès lors à l’appréciation de celui qui le regarde.

C’est bien lui, le paysage, qui va « aider » le spectateur non pas à se repérer, mais disons peut-être à accepter de se perdre. 

Il est ce qui va autoriser une errance mentale, une déambulation personnelle, un voyage singulier.

Un plaisir de gardien de phare

Arthur Kuhn, 2021

Les dessins de Mathilde Guillemot se classent définitivement dans cette catégorie d’œuvres d’art particulièrement embêtantes pour les gens comme moi : celles assez simples à décrire, bien plus dures à expliquer. J’entends par là qu’ils sont de ces travaux dont on saisit l’intention au premier regard, vous happent par pure puissance plastique, et vous font revenir précisément parce qu’ils s’obstinent à ne pas (chercher à) s’expliquer. Ces purs bouts d’obstination devenus formes ne nous font jamais le cadeau de se couler dans un discours. D’ailleurs, à en parler avec leur autrice, on comprend assez vite que le faire est au cœur de sa pratique; ce qui ne veut pas dire qu’ils naissent sans intention, loin de là.

L’artiste abordant toujours la présentation de son travail par son artisanat, autant suivre son exemple. Les cartes de Mathilde Guillemot sont dessinées à la main, tracées directement au marqueur, sans possibilité de revenir en arrière, sans croquis ni étapes préparatoires. Tout ce qui s’y trouve est puisé dans un corpus massif et défiant toute catégorisation d’atlas, de cartes routières et cartes marines, de relevés géographiques en tout genre, dont la provenance, là encore, annihile toute tentative de définition d’un processus : entre les legs, les cadeaux, les achats spontanés, etc. Choisis par intuition dans cet amas d’informations hermétiques à l’œil non-éduqué – il est important, et franchement drôle, de noter que, de son propre aveu, Mathilde Guillemot est incapable de lire une carte, et n’a « aucun sens de l’orientation » -, des fragments sont prélevés pour être décalqués et venir se fondre dans ceux déjà retranscrits sur le papier. Petit à petit, la feuille, au format toujours imposant, se remplit de morceaux d’extraits amalgamés qui, s’ils en perdent leur raison d’être, gagnent leur place au sein d’un tout carto-chimérique. On frôle la démarche de moine copiste, et par la durée vertigineuse et par l’austérité qu’on imagine nécessaires à un exercice pareil.

Pourtant, Mathilde Guillemot parle de son travail comme d’une création « toute en chaleur ». Qualifiant volontiers d’organique ce geste d’aller puiser la matière graphique, de la réassembler, d’en faire un tout congruent. C’est là que réside une des difficultés de parler de ses pièces sans tomber dans l’imagerie de l’Artiste qui reçoit l’Inspiration : si organisme il y a, c’est celui, étrange collaborateur installé entre Mathilde et ses cartes, qui naît lorsqu’au hasard d’un regard, un élément, une forme, une complexité graphique impose son rythme et sa trace à l’ensemble. On a dit que le dessin était toujours effectué d’un premier jet, inscrit et définitivement entériné dès sa première apparition. Mathilde Guillemot appelle ça « se foutre dans la merde », et même si force est de reconnaître que l’absence de marge d’erreur permise par cette façon de faire a de quoi effrayer, je préfère la rapprocher du geste des antiques cartographes du littoral qui traçaient les côtes au fur et à mesure qu’ils les arpentaient; relevés tenus pour justes jusqu’à ce qu’un regard satellite – objectif et extérieur – ne les remettent en cause, nécessairement vrais à défaut d’être forcément exacts.

D’ailleurs, quoiqu’il arrive, et même une fois la supercherie dévoilée, on croit aux cartes que l’artiste nous offre. On y croit car, et c’est là encore un secret de pur savoir-faire, si tout est intuitif, rien n’est accidentel. La présence, par exemple, quasi-systématique d’une grille de fond – caution scientisante qui fait vrai par son simple aspect, rappel d’une volonté d’ordonner, de disposer selon des règles, d’agencer – n’a rien d’un hasard, et même les apparentes erreurs et corrections, retours en arrière et débordements apportent leur caution à l’ensemble. C’est bien par la profusion des détails, l’apparent chaos fourmillant, la saturation absurde de l’espace graphique que Mathilde Guillemot nous attrape, nous somme de croire à ses dessins, et nous y lâche, là, en plein milieu.

Je disais au début de ce texte que bien que n’obéissant pas à un objectif conceptuel formalisé, ces dessins étaient loin d’être gratuits. C’est bien là le premier objectif de l’artiste, lorsqu’elle se plonge, elle-même, dans ses dessins, quand elle se fout dans la merde : nous y perdre, à notre tour, lorsque l’on découvre l’ensemble fini. Objectif assez logique et paradoxalement évident, tant on n’inonde pas à ce point-là la feuille de repères sans s’y noyer.

Si, à mon sens, on prend autant de plaisir à regarder ces cartes, c’est qu’elles regorgent d’entrées, de sentiers où s’engouffrer des yeux sans pouvoir faire demi-tour. Il est effrayant et en même temps grisant, de parcourir de tels masses de signes, de sens, tous ces éléments visuels dont on sait qu’ils devraient nous dire quelque chose et se contentent de nous emmener toujours plus loin sans jamais déboucher sur ce que leur nature même promet : un point d’arrivée. Mais, autre élément clé qui fait le caractère de ces pièces, qu’on devine par leur facture même ou à lire les cartels, et qui se confirme quand Mathilde Guillemot en parle, c’est que le spectateur n’est pas le premier à s’y perdre : l’artiste nous a systématiquement précédé.

C’est là que se paye la méthodologie de moine copiste. C’est là, à mes yeux, que se joue le caractère étonnamment et profondément humain de ces dessins, la surprenante et chaleureuse hospitalité de ces cartes impossibles. Par la reproduction à la main qu’on devine à bien y regarder, on se sait en territoire si ce n’est connu, au moins exploré. On croyait aux cartes des littoraux avant tout parce qu’elles racontaient et exsudaient le parcours de l’arpenteur dans ce qu’il a de plus concret et humain, et ici, on tombe avec plaisir dans les pièges de ces masses ramassées parce qu’ils ont été tendus d’abord par celle qui s’y est aventurée la première, parce qu’ils disent bien plus le plaisir qu’a eu l’artiste avant nous à s’y perdre que sa volonté de nous empêcher de trouver la sortie.

D’ailleurs, la sortie, on finit toujours par l’atteindre. Pour une raison simple, c’est qu’un dessin, aussi fractal et imposant soit-il, même en révélant toujours plus d’intérêt au fur et à mesure qu’on s’y plonge, ne saurait nous retenir lorsqu’on recule pour en sortir. Même si leur taille est imposante, les cartes de Mathilde Guillemot sont à peu près embrassables dans leur globalité en un regard. Et alors, si j’ai parlé du plaisir qu’on peut trouver à y plonger pour s’y perdre, il faut dire un mot de l’autre grand bonheur de ces dessins : celui d’embrasser la carte dans son ensemble, d’éprouver le vertige de la découverte d’un territoire dans sa globalité qu’on était trop occupé à regarder dans le détail quelques instants plus tôt. Cette sensation de dézoom, ce mouvement de décollement qui fait balancier et qu’on va reparcourir en sens inverse quelques instants plus tard, parce que, déjà, un autre détail à attiré notre œil et nous invite à repartir en exploration au cœur du dessin.

Mappemonde

Itzhak Goldberg, 2014

C’est un fait. On ne plaisante pas avec les cartes. Ces documents ont une lourde responsabilité : permettre de se repérer dans le monde dans lequel nous nous déplaçons, éviter toute erreur d’orientation par leur clarté. Une carte, écrit le philosophe Nelson Goodman, est schématique, sélective, conventionnelle, condensée et uniforme. 

De fait, dans une société où la mobilité est essentielle, voire indispensable, il est « impossible d’imaginer un espace qui ne soit pas localisé sur le globe, remis droit sur pied à l’aide d’un GPS, d’un atlas ou d’un géoportail « . On ne peut plus concevoir une carte professionnelle sans avoir recours à l’informatique.  A l’ère de l’internet, un clic fait apparaître le chemin le plus court vers le supermarché le plus proche, un dessin d’une efficacité redoutable montre l’ensemble d’un réseau routier qui nous entoure. Autrement dit, la carte précède le territoire. 

C’est oublier toutefois qu’avant d’être une certitude, une carte est le terrain de l’imaginaire, le lieu d’un voyage qui échappe aux frontières tracées avec précision extrême. Bref, elle permet de partir sans se déplacer, de rêver aux lointains tout en restant chez soi. 

Les cartes de Mathilde Guillemot proposent une déambulation poétique où se juxtaposent des espaces incohérents et où toute logique d’ensemble a disparu. Cette liberté est d’autant plus grande que ces cartes sont pratiquement « aveugles ».  C’est en vain qu’on cherchera des indications pour trouver les lieux que désignent ces inscriptions essaimées avec parcimonie, ces mots ou ces chiffres à peine lisibles. Curieusement, dans certains pays, l’apprentissage de la géographie passe par des documents semblables qui obligent les élèves à apprendre par cœur la configuration de leur état ou de leur région. 

Clairement, ce n’est pas la visée de l’artiste qui pratique ce type de travaux depuis longtemps. Pour elle, il ne s’agit pas d’accumuler des données sur la réalité et les transcrire sur le papier mais de réaliser des dessins qui accessoirement évoquent des cartes. Accessoirement, car avec les dernières œuvres Mathilde semble s’éloigner définitivement de la neutralité qui caractérise ces descriptions scientifiques. A l’aspect indéchiffrable (une hérésie en cartographie) s’ajoute d’autres procédés qui les détournent de leur fonction initiale et désorientent le spectateur. Ainsi, des surfaces vierges tranchent avec des formes plus ou moins rectangulaires, comme des marbres transparents recouverts des veines délicates. Ailleurs, on assiste à  l’introduction d’un « trou »  blanc d’une luminosité irradiante, au milieu d’un fond uni noir. Ailleurs encore, ce sont des fragments informes, des ilots flottant au milieu d’un espace indéfini, comme s’ils avaient échappé à un séisme. 

Pratique de la métamorphose où un continent noir est également une vague inquiétante, comme un souvenir du tsunami  qui menace encore. Tachisme, abstraction géographique ou métrologique ?  Carte ou paysage cosmique ? On connaît le précepte de Léonard de Vinci, qui consiste « à regarder des murs maculés de diverses taches ou des pierres de couleurs mélangées (et) y voir l’image de divers paysages ornés de montagnes, fleuves, rochers, arbres, grandes plaines, vallées, collines ».

On connaît moins cette manie étrange appelée cartocacoethes : la compulsion irrépressible de voir les cartes partout, dans tout. 

Mais, réalité traduite en signes sans code, ou des trajets qui ne mènent nul part, les cartes des Mathilde ne sont pas ces objets d’une perfection froide, ces « arrêts sur image ou une simple activité mimétique » (Gilles Tiberghien) mais une invitation pour un dépaysement. Des cartes nomades ? 

 

 

 Guillaume Monsaingeon, Mapamundi, art et cartographie, cat. expo., Hôtel des arts, Toulon, mars-mai, 2013, p. , 12. 

 Léonard de VINCI, Traité de la peinture, cod. urb. lat. 1570, 35v. Hubert Damisch, rapproche cet extrait d’un texte de SONG DI, un peintre chinois du XIème siècle : Choisissez un vieux mur en ruine, étendez sur lui un morceau de soie blanche. Alors, soir et matin, regardez-le, jusqu’à ce qu’à la fin vous puissiez voir la ruine à travers la soie, ses bosses, ses niveaux, ses zigzags, ses fentes, les fixant dans votre esprit et dans vos yeux. Faites des proéminences vos montagnes, des parties les plus basses vos eaux, des creux vos ravins (…) Vous pourrez alors jouer de votre pinceau selon votre fantaisie. Et le résultat sera une chose du ciel et non de l’homme. H. DAMISCH, Théorie du nuage , Paris, 1972, p. 52.